Rétention d’un demandeur d’asile et droits fondamentaux – L’ arrêt J.N. de la CJUE (C-601/15 PPU)

Par Sarah Progin-Theuerkauf et Samah Posse-Ousmane

Dans un arrêt important du 15 février 2016 dans l’affaire J.N., la Cour de justice de l’Union européenne a confirmé la validité de l’art. 8 par. 3, premier alinéa, sous e), de la directive 2013/33/UE (directive « accueil »). La Cour s’est notamment prononcée sur sa compatibilité avec l’art. 6 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne (UE) et l’art. 5 CEDH (tel qu’interprété par l’arrêt Nabil). Si le raisonnement de la Cour dans le cas d’espèce paraît judicieux, il laisse ouvertes certaines questions relatives à la détention des demandeurs d’asile en général.

Litige au principal et question préjudicielle

J.N., le requérant au principal, est entré au Pays-Bas en 1995, où il a introduit une première demande d’asile, laquelle a été rejetée en 1996. Par la suite, J.N. a introduit deux autres demandes d’asile, dont la dernière a été rejetée en janvier 2014. Le renvoi immédiat de l’UE a été prononcé par jugement définitif, assorti d’une interdiction d’entrée d’une durée de dix ans.

Entre 1999 et 2015, J.N. a été condamné à 21 reprises à des peines allant de l’amende à l’emprisonnement, majoritairement pour des vols. En janvier 2015, J.N. a de nouveau été arrêté pour vol et violation de l’interdiction d’entrée  et condamné à une peine de prison d’une durée de deux mois. Pendant qu’il purgeait cette peine, J.N. a introduit une quatrième demande d’asile. Le jour où a pris fin cette même peine, le requérant a été placé en rétention en tant que demandeur d’asile, notamment pour apprécier si c’était possible de l’entendre sur sa demande d’asile. En avril 2015, le requérant a été libéré en raison du risque de dépassement du délai maximal prévu par le droit néerlandais en vigueur à cette date. En juin 2015, J.N. a de nouveau été arrêté pour avoir commis un vol et s’être soustrait à l’interdiction d’entrée. Pour ces deux infractions, il a de nouveau été condamné à une peine d’emprisonnement de trois mois, cette fois. En septembre, lorsque cette peine a pris fin, il a de nouveau été placé en rétention en tant que demandeur d’asile. Selon les autorités néerlandaises, cette rétention était justifiée aux fins de la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public. En octobre 2015, la rétention de J.N. a été suspendue, afin que celui-ci puisse purger une autre peine d’emprisonnement.

Le requérant soutient que sa rétention est contraire à l’art. 5, par. 1, let. f) de la CEDH, qui prévoit que la rétention d’un étranger ne peut se justifier que par le fait qu’une procédure d’expulsion ou d’extradition soit en cours.

La juridiction de renvoi s’est interrogée sur la validité de l’art. 8 par. 3, premier alinéa, sous e), de la directive « accueil » avec l’art. 6 de la Charte des Droits fondamentaux, qui garantit des droits correspondant à ceux qui sont prévus par l’art. 5 CEDH (cf. art. 52 par. 3 de la Charte). Le Conseil d’Etat a donc décidé de surseoir à statuer et de poser cette question à la Cour.

Examen de l’art. 6 de la Charte

 La Cour commence par examiner la compatibilité de la disposition litigieuse avec l’art. 6 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union. Cet examen se fait en deux étapes : Après avoir confirmé qu’il s’agit effectivement d’une limitation de l’exercice du droit à la liberté consacré à l’art. 6 de la Charte, la Cour se penche sur la question de sa justification.

Elle constate tout d’abord que la mesure de rétention, prévue par la directive, répond effectivement à un objectif d’intérêt général reconnu par l’Union. La Cour précise que la protection de la sécurité nationale et de l’ordre public contribue également à la protection des droits et libertés d’autrui.

De plus, la limitation est prévue par la loi (en l’occurrence par une directive) et l’art. 8 par. 3, premier alinéa, sous e) de la directive « accueil » n’affecte pas le contenu essentiel du droit à la liberté, car il ne remet pas en cause la garantie de ce droit.

La proportionnalité de la norme est ensuite examinée en trois étapes : l’aptitude, la nécessité et la proportionnalité au sens strict.

Concernent l’aptitude de la disposition litigieuse, la Cour argumente que le placement en rétention d’un demandeur d’asile, lorsque la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public l’exige, est, de par sa nature même, une mesure apte à protéger le public du danger que peut constituer le comportement d’une telle personne et est ainsi susceptible de réaliser l’objectif poursuivi par l’art. 8 par. 3, premier alinéa, sous e) de la directive « accueil ».

La Cour estime aussi que la nécessité de pouvoir placer un demandeur d’asile est donnée : Dans ce contexte, elle avance trois arguments.

Premièrement, la Cour se penche sur le contexte systématique de l’art. 8 par. 3 de la directive « accueil ». Elle constate que la possibilité de placer en rétention un demandeur d’asile est soumise au respect d’un ensemble de conditions qui ont notamment trait à la durée de la rétention (celle-ci devant être la plus brève possible). Même si l’art. 8 par. 3, second alinéa, dispose que les motifs du placement en rétention soient définis par le droit national, les Etats membres doivent interpréter leur droit d’une manière conforme à la directive et veiller à ne pas se fonder sur une interprétation de la directive qui entrerait en conflit avec les droits fondamentaux ou avec les autres principes généraux du droit de l’Union.

Deuxièmement, la Cour tient compte de toute la systématique de la directive « accueil » : Selon elle, les autres paragraphes de l’art. 8 ainsi que l’art. 9 de la directive « accueil » apportent des limitations importantes au pouvoir conféré aux Etats membres de procéder à un placement en rétention.

Troisièmement, la Cour invoque le cadre international : Les motifs d’un placement en rétention, tels que proposés par la Commission en 2008 et repris dans la version définitive de la directive, se basent sur la recommandation du Comité des ministres du Conseil de l’Europe relative aux mesures de détention des demandeurs d’asile et sur les principes directeurs du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) sur les critères et les normes applicables quant à la détention des demandeurs d’asile.

La Cour ajoute que les notions d’ordre public et de sécurité nationale figurent aussi dans d’autres directives et leur interprétation s’applique également dans le contexte de la directive « accueil ». Elle renvoie notamment à l’arrêt Zh et O (dans le cadre de la directive « retour »), à l’arrêt T (dans le cadre de l’ancienne directive « qualification ») et aux art. 27 et 28 de la directive 2004/38/CE. En ce sens, la notion d’«ordre public» suppose, en tout état de cause, l’existence, en dehors du trouble pour l’ordre social que constitue toute infraction à la loi, d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société. La notion de «sécurité publique » couvre la sécurité intérieure d’un Etat membre et sa sécurité extérieure. Partant, l’atteinte au fonctionnement des institutions et des services publics essentiels ainsi que la survie de la population, de même que le risque d’une perturbation grave des relations extérieures ou de la coexistence pacifique des peuples, ou encore l’atteinte aux intérêts militaires, peuvent affecter la sécurité publique. Une atteinte à la sécurité nationale ou à l’ordre public ne saurait donc justifier, au regard de l’exigence de nécessité, le placement ou le maintien en rétention d’un demandeur sur la base de l’art. 8 par. 3 premier alinéa, sous e), de la directive 2013/33 qu’à la condition que son comportement individuel représente une menace réelle, actuelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société ou la sécurité intérieure ou extérieure de l’Etat membre concerné.

Finalement, pour ce qui est de la proportionnalité au sens strict, selon la Cour, l’art. 8, par. 3, premier alinéa, sous e), de la directive ne s’avère pas non plus démesuré par rapport aux buts visés. Les autorités nationales doivent toujours vérifier si le danger que les personnes concernées font courir à la sécurité nationale ou à l’ordre public correspond au moins à la gravité de l’ingérence que constitueraient de telles mesures dans le droit à la liberté de ces personnes.

En conclusion, le législateur de l’Union, en adoptant l’art. 8, par. 3, premier alinéa, sous e), de la directive 2013/33, a respecté le juste équilibre entre, d’une part, le droit à la liberté du demandeur et, d’autre part, les exigences afférentes à la protection de la sécurité nationale et de l’ordre public.

Précisions sur le cas concret

 La Cour ajoute quelques remarques sur le cas concret qui lui a été soumis :

En l’occurrence, les motifs invoqués pour le placement en rétention tiennent essentiellement aux infractions commises par le requérant, ainsi qu’au fait qu’il ait fait l’objet d’une décision de quitter le territoire néerlandais, assortie d’une interdiction d’entrée d’une durée de dix ans, les deux devenues définitives.

La Cour souligne que la nouvelle demande de protection internationale ne fait pas obstacle à l’adoption d’une mesure de rétention fondée sur l’art. 8, paragraphe 3, premier alinéa, sous e), de la directive « accueil ». Une telle rétention n’a pas pour conséquence d’enlever au demandeur le droit de rester dans l’Etat membre au titre de l’art. 9 par. 1, de la directive « procédure », aux seules fins de la procédure de protection internationale, jusqu’à ce que l’autorité responsable se soit prononcée en première instance sur sa demande de protection internationale.

Par rapport à la jurisprudence de la juridiction de renvoi, en vertu de laquelle l’introduction d’une demande d’asile par une personne faisant l’objet d’une procédure de retour a pour effet de rendre caduque de plein droit toute décision de retour, la Cour rappelle que l’effet utile de la directive « retour » exige qu’une procédure ouverte au titre de cette directive puisse être reprise au stade où elle a été interrompue en raison du dépôt d’une demande de protection internationale dès que cette demande a été rejetée en première instance. Les Etats membres sont tenus de ne pas compromettre la réalisation de l’objectif poursuivi par cette dernière directive, à savoir l’instauration d’une politique efficace d’éloignement et de rapatriement des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier. Il résulte tant du devoir de loyauté des Etats membres (art. 4 par. 3 TUE) que des exigences d’efficacité de la directive « retour » que l’obligation de procéder à l’éloignement doit être remplie dans les meilleurs délais. Cette obligation ne serait pas respectée si l’éloignement se trouvait retardé en raison du fait que, après le rejet en première instance de la demande de protection internationale, une procédure telle que celle décrite au point précédent doit être reprise non au stade où elle a été interrompue, mais à son début.

Compatibilité avec la CEDH

 Pour finir, la Cour se prononce aussi sur la question de la compatibilité de la disposition litigieuse avec la CEDH : L’art. 5 par. 1 let. f CEDH autorise la rétention régulière d’une personne contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. Dans son arrêt Nabil et al. c. Hongrie, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé qu’une privation de liberté fondée sur cette disposition ne peut être justifiée que lorsqu’une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours et que, dans le cas où cette procédure n’est pas menée avec la diligence requise, la détention cesse d’être justifiée au regard de cette même disposition. Cet arrêt n’exclut pas la possibilité pour un Etat membre de procéder au placement en rétention du ressortissant d’un pays tiers à l’encontre duquel une décision de retour assortie d’une interdiction d’entrée a été prise avant le dépôt d’une demande de protection internationale. La Cour ajoute que les exigences de Cour européenne des droits de l’homme par rapport à l’art. 5 par. 1 de la CEDH, formulées dans l’arrêt Saadi, selon lequel, entre autres, une mesure de privation de liberté doit être exempte de tout élément de mauvaise foi ou de tromperie de la part des autorités, sont également remplies. L’examen de l’art. 8 par. 3, premier alinéa, sous e) de la directive « accueil » ne révèle donc aucun élément de nature à affecter la validité de cette disposition.

Commentaire

 Lors de l’adoption de la refonte de la directive « accueil » en été 2013, son art. 8 concernant les possibilités de placer en rétention un demandeur d’asile a été vivement critiqué, notamment parce qu’il contient une liste de motifs très longue et laisse une marge de manœuvre trop grande aux Etats membres. De plus, la directive « accueil » ne prévoit pas de délai maximal – contrairement à la directive « retour », qui fixe un délai maximal de 18 mois.

Dans l’arrêt J.N., la Cour a dû se prononcer pour la première fois sur la question de la compatibilité de l’art. 8 de la directive « accueil » avec l’art. 6 de la Charte des Droits fondamentaux de l’UE (et l’art. 5 de la CEDH). Toutefois, en raison de la question préjudicielle qui lui a été soumise, elle a dû se limiter à l’analyse du cas spécifique de l’art. 8 par. 3, premier alinéa, sous e) de la directive (motif de la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public). Pour ce cas spécifique, la compatibilité avec le droit à la liberté a été confirmée. Cependant, l’arrêt laisse sous-entendre que la Cour considérerait probablement les autres variantes de l’art. 8 al. 3 de la directive également compatibles avec l’art. 6 de la Charte (cf. notes 59 à 62 de l’arrêt J.N.).

L’élément-clé du cas, qui, à notre avis, a fait pencher la balance, était la procédure de retour qui avait déjà été entamée à l’encontre de J.N. En l’occurrence, une décision de retour, assortie d’une interdiction d’entrée, avait déjà été rendue et devenue définitive.

Il semble donc juridiquement indéniable que les exigences de l’arrêt Nabil et al. c. Hongrie de la Cour européenne des droits de l’homme soient effectivement respectées dans le cas présent : une procédure d’expulsion était en cours; d’autant plus que la CJUE a fait comprendre, à demi-mots, à la juridiction de renvoi que sa jurisprudence par rapport à la caducité de toute décision de retour lors d’une introduction d’une nouvelle demande de protection internationale – prévue par la loi néerlandaise applicable au moment des faits – violerait l’effet utile de la directive « retour ».

Par contre, la question de la compatibilité avec la Charte (et la CEDH) d’une rétention d’un demandeur d’asile « dans un cas ordinaire » (relevant uniquement de la directive « accueil »), qui, contrairement à J.N., n’a pas encore été soumis à une procédure de retour, n’a pas été tranchée par la Cour. On peut donc (toujours) raisonnablement douter qu’une telle rétention soit compatible avec le droit à la liberté (et les conditions posées par l’arrêt Nabil).

La particularité du cas réside dans le fait que la situation de J.N. relevait des deux directives « accueil » et « retour ». Les nombreuses condamnations de J.N. démontrent effectivement un danger pour l’ordre public et la sécurité nationale des Pays-Bas. De plus, les faits laissent penser qu’il puisse s’agir d’un des (rares) cas où, comme illustré dans l’arrêt Arslan, le demandeur avait déposé sa/ses demande(s) « dans le seul but de retarder ou de compromettre l’exécution de la décision de retour ». Cela étant, les autorités néerlandaises ont plutôt fait preuve d’une certaine clémence.

Le cas d’espèce souligne une certaine faille du système, qui, afin de respecter le principe de non-refoulement, doit permettre à une personne de passer d’une procédure de renvoi à une procédure « d’accueil ». Par souci d’économie de la procédure et pour éviter d’aboutir à une situation de « cercle vicieux », il était important que la CJUE détermine le rapport entre l’applicabilité des règles de la procédure d’accueil et celles de la directive « retour » lorsque le requérant dépose une nouvelle demande d’asile, alors qu’une décision de renvoi définitive a déjà été rendue. De manière générale, l’UE s’étant dotée d’un système commun en matière d’asile, il s’avère nécessaire de veiller à instaurer une certaine cohérence et complémentarité entre les différents instruments, pour éviter d’éventuels abus, tout en garantissant les droits fondamentaux des personnes concernées. Le jugement dans l’affaire J.N. réussit à concilier tous ses éléments.